dimanche 30 juin 2013

Virginia Tentindo






« J’ai fait la connaissance de Virginia Tentindo en 1997, en rejoignant le comité de rédaction de la revue Supérieur Inconnu, dont elle était membre. Je me souviens, lors de ma première visite dans son atelier, en compagnie de Sarane Alexandrian, avoir été saisi par la beauté convulsive de cet art, en prise directe sur Merveilleux. Virginia nous a toujours accueillis avec une générosité rare et une hospitalité toute argentine, telle une « prêtresse de la Terre-de-Feu » au sein de son sanctuaire onirique, constitué de terres cuites, de bronzes, de marbres, de sa faune et de sa flore, le tout, sorti d’un imaginaire des plus fertiles. Cet atelier, l’écrivain surréaliste José Pierre l’évoqua en 1986, comme « la fabrique des dieux ». Les sculptures de Virginia Tentindo, à la fois sensuelles et terribles, associent des têtes de félidés avec des corps d’hommes et de femmes, aux jambes qui se fondent en une seule, longue et flexible comme un serpent. Ces humanimaux, tels que les appelle Sarane Alexandrian, ont l’air de plantes carnivores. Il ne s’agit pas d’hybrides tels qu’en fabriquent des artistes enclins à des effets insolites faciles, car l’originalité de Virginia est justement de ne pas faire d’assemblages arbitraires. Julio Cortázar a ainsi pu écrire (in Voyage vers un temps pluriel) que chez Virginia Tentindo, « tout est ou peut être mandragore, Gorgone, hermaphrodite, rite phallique, hiérogamie et pourquoi pas épiphanie ». Car rien n’est donné sur un seul plan et la multiplicité des essences est, pour plusieurs de ses sculptures, comme une invite à s’approcher et à toucher ; alors on découvre que ces pièces ne commençaient ni ne finissaient à leur contour visuel mais que le toucher est là pour ouvrir une seconde porte basse. L’art de Tentindo n’est jamais apparence mais toujours intériorité. On dirait, écrit encore Cortázar, « que la nature s’interroge alors sur sa persistante monotonie et cherche à travers l’art quelque chose de plus que l’imitation que lui impartit Oscar Wilde, une rénovation capable de nous arracher à la routine génétique. Là, tout est substitution, parachèvement et ouverture vers de nouvelles constellations de formes. »

Virginia Tentindo est née à Buenos Aires en 1931. Ses grands-parents sont des émigrés italiens  qui s’étaient installés, comme tant d’autres en Argentine, non pas par goût de l’exotisme, mais pour des raisons multiples, dont l’exode d’une partie de la population du royaume des Deux-Siciles, Adolescente, elle fréquente les quartiers populaires de Buenos-Aires. Depuis son enfance, elle accompagne sa mère et son père dans les bals de nuit. La musique et la danse (surtout) joueront un rôle important dans sa vie comme dans son travail, qu’elle définira comme « une pratique du corps dans l’espace ».

Le père de Virginia est violoniste dans un orchestre de tango. Virginia Tentindo accomplit sa formation aux écoles Manuel Belgrano, Prylidiano Pueyrredon et Ernesto de la Cracova, avant de réussir le concours d’entrée et de suivre avec succès les cours de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts. A sa sortie des Beaux-Arts, Virginia Tentindo loue dans le centre de Buenos Aires, avec une amie de dix ans son aînée, un entresol qui a l’avantage de posséder un four et deux vitrines donnant sur la rue, pour exposer ses sculptures. C’est ainsi qu’à l’âge de dix-huit ans, soit deux ans après avoir exposé en 1947 ses œuvres pour la première fois dans la Galerie Peuser, elle put ouvrir sa propre galerie, baptisée du doux nom de Vahiné. Pour rentabiliser l’affaire, outre l’exposition de ses œuvres et de celles de ces collègues de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts, la jeune artiste donne des cours de modelage. Virginia ressent le besoin de s’assumer dans l’exil, que le tango chante et danse. Avant de quitter son pays, elle présente ses sculptures et ses gouaches dans la Galerie Krayd en 1952 dans une exposition argentine intitulée « Huit Jeunes Artistes Surréalistes ».

En 1953, elle quitte Buenos Aires  avec ses amis Osky (le plus grand dessinateur de B.D. des années 50) et sa femme Ruth Varansky. Virginia Tentindo rejoint Naples en passant par Gênes, où se trouve une partie de sa famille. Durant son séjour à Naples, elle approfondie ses connaissances de la céramique et apprend la technique des émaux à Vietri sul Mare. Néanmoins, son désir est de venir s’installer en France. En septembre 1953, Virginia Tentindo arrive à Paris. L’émigrée argentine y est mal accueillie. Le combat commence et tout d’abord pour subsister : elle modèle des objets en terre cuite et travaille au noir dans des conditions difficiles, avant de regagner le soir une chambre sans électricité ni confort. Ce combat, elle le mènera seule durant dix ans. Puis, en marge de divers travaux, comme celui de décorer des boîtes à bonbons pour la maison Fouquet, Virginia Tentindo devient la secrétaire (assistante documentaliste) du poète surréaliste Philippe Soupault, pour qui il fait notamment des recherches dans les bibliothèques. Virginia Tentindo retrouve à Paris son amour de jeunesse : le peintre surréaliste gréco-argentin Juan Andralis (1927-1994). Deux ans plus tard, en 1955, elle retrouve également le peintre et sculpteur argentin Julio Silva, qu’elle épousera en 1959 et avec lequel elle aura deux enfants : Olivier et Stella.

En 1960, Virginia élargit le spectre de son art, en devenant créatrice de personnages en petit format (30 cm), grâce au cinéaste Abel Gance, qui pour son film Austerlitz, lui commande cinquante sculptures de figurines, d’après Le Sacre de Napoléon (1805-1807) du peintre Jacques-Louis David. Neuf plus tard, en 1969, elle réalisera les poupées du remarquable film de Nelly Kaplan, La Fiancée du pirate. Le couple Silva-Tentindo installe un atelier dans la maison familiale et travaille de concert à des œuvres graphiques, des travaux publicitaires et des illustrations diverses. Mais bientôt, après plusieurs périodes de turbulences, le couple se sépare définitivement. Virginia reprend son indépendance et doit assumer seule sa subsistance et celle de ses deux enfants. C’est ainsi qu’elle entame une carrière de graphiste et de maquettiste pour différents éditeurs dont le magazine Science & Vie.

En 1974, Virginia Tentindo s’installe à Pietrasanta, en Toscane, où elle apprend à travailler le marbre, à Torano près des célèbres carrières de Carrare. Dans les fonderies  de Pietrasanta, puis de Bologne, elle commence à réaliser ses bronzes. En 1979, Virginia Tentindo installe son atelier au célèbre Bateau-Lavoir, à Montmartre dans le 18e arrondissement de Paris. Ce dans ce lieu que va travailler Virginia, tout comme l’un de ses amis, le peintre surréaliste hongrois Endre Rozsda. Dès lors, son  œuvre, saluée et admirée par des personnalités aussi exigeantes que Nelly Kaplan, Julio Cortázar, Dolfi Trost, Théodore Brauner, José Pierre, Pierre Alechinsky ou Sarane Alexandrian, sera présentée dans de nombreuses expositions internationales, collectives et personnelles (130 expositions à 2013).

En 2011, l’Université de Florence et l’Accademia delle arti del disegno, avec le concours de l’Institut Français de Florence et du Centre de recherche sur le surréalisme, lui ont consacré un colloque, sous le titre de : « Les Chimères surréalistes de Virginia Tentindo », en même temps qu’une rétrospective, « Virginia Tentindo, Sculptures, Dessins », à l’Accademia delle arti del disegno. A cette occasion, fut projeté le film de Fabrice Maze et Jean-François Rabain Minimes Innocences consacré à Virginia Tentindo, soit à l’inventrice d’un monde dominé par le mythe, la poésie et l’érotisme ; un monde onirique qui  ne cesse d’explorer davantage, toujours davantage, tant la matière que les arcanes de l’être, tout en prolongeant le surréalisme, dont elle est en sculpture l’une des représentantes, comme l’a écrit Françoise Py et avant elle, José Pierre (in L’univers surréaliste, Somogy, 1983).

El fuego ! C’est cela Virginia Tentindo, le tango du Feu de la vie et de la passion ; le Feu du désir et de la poésie ; le Feu de la métamorphose et celui de l’alchimiste qui, de son Athanor, ressort de l’or émotionnel en terre-cuite : un Chat d’octobre ou une Lionne des jours Terre-Lune. Virginia aux mains de flamme sculpte le feu sous la cendre. »

Christophe Dauphin
(Revue Les Hommes sans Epaules).

http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Virginia_TENTINDO-540-1-1-0-1.html

vendredi 28 juin 2013

Niklas Nenzen, All harvests are unreal






« This image was seen in a moment of hypnagogic revery, accompanied by the phrase "all harvests are unreal". It seemed to present itself like an idea for a painting. However, I reproduced it by photoshopping a found landscape painting which conveyed a similar atmosphere. I have as yet no immediate ideas about it and welcome your thoughts and interpretations. »

Niklas Nenzen

(source: http://cormorantcouncil.blogspot.ca/2009/08/all-harvests-are-unreal.html)

mercredi 26 juin 2013

Alice Farley, HellGate Love Letter




Cette performance a eu lieu à New York en 2008.

Lien : http://www.youtube.com/watch?v=9m1_nE0sCt4

mardi 25 juin 2013

Fabrice Pascaud

BRÈCHE DU TEMPS

Pour Patrice Corbin


La linéarité et la logique
Étouffent l’être et l’emprisonnent
Dans la répétition des cycles

C’est par le renversement en soi
Que peut s’opérer l’ouverture

Briser le cercle
Et la spirale se déploie
Avec tous ses possibles

Le point de départ
N’est jamais le même
Le déplacement intérieur
Engendre la rupture

De cela l’illusion s’en écarte

Entre existence et absence
Base et sommet
Se noue et se dénoue
Notre histoire
Passage de tous les recommencements

La brèche du temps…


(source: http://www.arcane-17.com/pages/poemes/breche-du-temps.html)

lundi 24 juin 2013

photo et texte de Bruno Montpied, Marie-Dominique Massoni et JJ Méric, 2002



« Tourner en rond au purgatoire en attendant qu'on se décide à vous rôtir ou tout au contraire à vous enfoncer dans des océans de délices, cela paraît logique. L'injonction "Prudence" prend ici un sens quelque peu maléfique et surnaturel...
      
C'est peut-être qu'on est parfois déjà au paradis lorsqu'on vous annonce le genre de promesse suivante, baignant littéralement dans l'absolu. »

(photo et texte de Bruno Montpied, Marie-Dominique Massoni et JJ Méric, 2002. La photographie a été reproduite dans le quatrième numéro de S.U.RR. Le texte provient du Poignard subtil, le site internet de Bruno Montpied )

jeudi 20 juin 2013

Michel Zimbacca, Tasse-pipe





Non comme oui

Non rien n'est pour le soleil
Comme l'ombre fervente à tes pas qui s'éperd
Sous le tir lumineux
Mire sur l'identité
Balles à l'échec
Qui s'entraîne à nier l'attraction à l'instant où les bétons se bandent
Où toute connaissance échappe aux membres fuyants des famines
Où l'étale étreinte du sol religieux
Boit
La violente douceur de ta distraction
Il faut le sang vécu dans toute sa nuit
Pour que murmure ma joie lointaine
Sirène
Si j'ai sirène si rêve éveille
À moi ton ombre
Réel urgent
Je suis la transfusion du sommeil
Murmures sources souffles silence
Le coeur n'oblige que tous les chants éteints
Souffrira-t-il le songe difficile la longue et pourpre réunion
De tes quatorze départs noirs 
Souffriras-tu la perte de l'unique arme blanche

À reconstruire l'homme désarmé que je me suis voulu toujours
T'éprendras-tu du vieux mythe solaire qui tel me tient
Au guet du désir naissant
Pour préserver tous germes
Des infécondités de notre possessif
Passez passifs
Élevez-vous toutes puissances à la passion actionnante

Oui j'aime je suis donc sans moi
Mais les quatorze parts au futur des friches
Ce furent douleurs pour mes deux belles possédées
Nulle part n'en tint la quête
Nul n'en assigna l'amour
Et la lune sans partage me rend les blessures et les cris
Que ma salive endort sur la couche aveuglée

Mais toi
Le mort obstacle t'a parlé
D'actes enfin rendus à ce qu'ont fait les mots
Loin au-devant de la parole
À ce qu'on décimé toutes larmes
Au grand recours qu'aujourd'hui seuls détiennent ceux qu'arment l'amour
Toi-même
Trouvée de ce qu'il fut pour une ombre plus belle
Convenu de perdre
Soeur inventée de ma destruction
Telle qu'à l'instant tout élan s'y relie

Isis
Sysiphe découvrent la part blanche
Sous l'ultime poitrine
Donnent ce qui sera
Et ne sera jamais assez.



(Michel Zimbacca, dans Le centaure inoxydable, 1994)

lundi 17 juin 2013

Bruno Jacobs, Wine glass for lovers (objet de rêve)


Dominique Paul, La meneuse de chaos




 CORPS NEUF

Un corbeau d'au-dessus de mes forces est venu planter ses yeux dans les miens, ce mercredi 29 novembre vers quinze heures et cinq minutes. A deux mètres de moi, ce face-à-face entre mon bureau et la fenêtre, durant une à deux minutes, me sidéra. J'écrivais à ce moment, pour "Révolte et Tradition" : « La Tradition accorde d'ouvrir des voies autrement, quand ce n'est pas de percer des tunnels où parfois poser des mines. Elle se veut justement le contraire de ce dont la soupçonnent les ignorants qui lui imputent le refus d'aller voir plus avant. Elle permet d'enlever le masque de "l'évidence rationnelle" à la connaissance et de se plonger dans l'expérience de parole révélant l'humanité, de cette Parole qui fut et demeure langue des oiseaux, Verbe, cris de poètes, jeux de l'ouïe et seul désir d'âme à Licorne… » J'avais déjà rédigé deux pages qui soudain me semblaient inconsistantes par rapport à cette rencontre bouleversante. L'oiseau m'était apparu énorme alors que l'ombre entrait dans la pièce et attirait mon regard vers l'éphémère voile noire que le déploiement de ses ailes mit brièvement aux vitres le temps qu'il accostât. Il s'était posé là, sur la margelle de cette fenêtre proche du toit, maintenant il occupait toute la largeur de verre du battant, à ma droite, et m'observait. Pareillement, je le regardais ou, plutôt, je le dévorais des yeux. Le temps s'était arrêté, dévoré lui aussi, englouti dans cette gueule d'immobilité que nous tenions ouverte chacun par un bout. Temps qui habituellement court et s'essouffle avec l'homme d'aujourd'hui, à toute vitesse vers ce meilleur des mondes qu'est la modernité - censée le mettre à distance itérativement de l'ignorance "grossière" précédente, perpétuellement redéfinie par nos sciences à la botte des autorités. La tension du sentiment que j'éprouvais maintenant puisait son énergie dans des sources de savoirs autrement plus authentiques, fruits d'expériences sans âge accumulées par des millénaires d'humanité. Cette force pouvait tout aussi bien être de l'ordre de la colère, éveillée par le cri déchirant du corbeau, préparant l'écroulement de remparts, de prisons de l'esprit, de garde-fous. Je savais déjà que la Tradition contredit la barbarie autorisée que ratifient les rationalismes cyniques de tous les pouvoirs. (Combien de "merveilleux" hélas tombé sous le sens comme sous des bombes ! ) Subversive, elle s'entend à désavouer le modèle mécaniste qui explique le monde en tant qu'antagonisme infini de sujets et d'objets ; à réfuter les dichotomies de corps et d'esprit, de matière et d'énergie, du même et de l'autre ; à perturber de tête-à-queue les autoroutes de la pensée plaçant le bas en haut et transformant les corbeaux en beaux corps… D'abord, j'avais eu peur, puis juste de l'inquiétude et enfin de la fascination ; anxieuse à l'idée que l'oiseau ne parte et me quitte, j'avais une envie folle qu'il se passe quelque chose de mémorable entre nous, d'objectivable. Pourtant n'eut lieu que ce long échange de regards pendant lequel l'intuition angoissante me vint qu'une occasion m'était offerte, mais laquelle ? Je me sentais coupable de ne pas savoir correctement la saisir . A quelle croisée du surréalisme (auquel je me consacrais à cet instant d'écriture) et de la Tradition (qui prenait corps dans le corbeau) me trouvais-je, alors que j'avais ouvert ma réflexion ce jour-là par ces mots que Breton prononçait en 1950 : « Je n'ai pas renoncé à creuser plus avant pour savoir si le surréalisme rejoint véritablement la pensée traditionnelle - disons celle de Swedenborg, de Fabre d'Olivet - jusqu'à se confondre finalement avec elle ou si elle ne présente avec celle-ci que des points d'intersection. » J'y avais lu dans les deux cas une affirmation de l'authenticité du lien entre Surréalisme et Tradition, quoiqu'il restât à débattre du niveau d'intensité de la relation. En aucun cas il n'aurait pu s'agir d'un quelconque asservissement du Surréalisme à une démarche traditionnelle donnée - ce dont semblent encore étonnamment s'effrayer quelques surréalistes hostiles à toute approche de la Tradition. Car cette dernière n'est pas la courroie de transmission de dogmes venus de l'extérieur de l'individu pour remettre celui-ci sur un chemin convenable, mais le fil qui court entre les êtres humains duquel chacun peut tisser son épreuve (c'est-à-dire éprouver à sa manière, de l'intérieur, un mythe parmi d'autres nés avec l'humanité, de ceux que chacun approche à l'heure venue d'une mutation - voire d'une transmutation). 

Il est conçu, dans la Kabbale, un mouvement libérateur nommé techouva, qui signifie se retourner, faire demi-tour, se détourner d'une orientation de vie pour en choisir une autre et qui me paraît l'archétype des puits de révolte et de résistance à l'univers uniforme et aliénant que les banques mondiales nous planifient d'avance, relayées par les discours scientifiques, économiques, modernes et "réalistes". L'encombrant corbeau noir descendu du noyer altier jusqu'à ma fenêtre avait l'air agressif des rebelles et, après le temps d'observation qui lui fut sans doute nécessaire, il me jeta son croassement railleur à la face, le bec grand ouvert sur son Rouge. Il ne s'en tint pas là : basculant brusquement la tête en arrière pour prendre de l'élan, il frappa un grand coup contre le carreau, puis un second, de toute la dureté de son bec, de toute la violence de sa noirceur. Prophétique oiseau d'Apollon, guerrière déesse Bodh, Arthur d'Avallon ou Anne vierge noire, quel oracle es-tu venu m'apporter, quelle sagesse me confier, quelle action m'insuffler, quel reproche me faire ? Quelle réponse, quel retour (qui sont aussi des traductions de techouva) proviendront-ils du volcan de mon enthousiasme ? Peut-être cet appel enflammé, qu'advienne toute perturbation du "bon sens commun", laquelle vaudra toujours son pesant d'insubordination. Dans le cadre de notre civilisation mortifère libérale, la Tradition a un rôle hérétique à tenir - bien que ce ne soit pas le seul. Il se pourrait bien qu'elle fût la Dame de nouveaux troubadours (ces "trouveurs" qui savent soupçonner le surgissement des sources où l'on est passé mille fois sans les voir). Apollon et la corneille Coronis avait su enseigner à Asclépios l'utilisation des énergies terrestres d'Epidaure afin que leur fils sauve les hommes contre les dieux, ces parvenus Olympiens. Mon corbeau était venu en guérisseur troubler l'ordre à rebrousse-vol. Pour mieux résonner encore à l'événement, il se trouvait que j'étais sérieusement malade, consciente de n'avoir pas encore digéré le serpent devenu dragon qui survivait en mon corps depuis le début du mois, m'y étouffant. Avant qu'il ne fût parti, ai-je eu le temps de souhaiter que le corbeau me guérisse, qu'il chasse le dragon ? J'ai ressenti une telle déception lorsque, d'avoir heurté la vitre, il fut comme effrayé de son propre bruit et s'envola aussitôt, regagnant les hautes branches sombres et nues du grand noyer, derrière notre jardin. Même d'aussi loin, il paraissait imposant. En ces lieux tellement familiers - ce petit bout de jardin dans un coin de banlieue, avec ces plantes estropiées de béton, où seuls trônent quelques arbres aimés, dont le houx et ce fameux noyer, qui respirent encore d'offrir l'hospitalité aux oiseaux - il me semblait qu'était venue trancher la Parole de Delphes, me plantant son regard de poignard au centre des chairs et les réflexions récemment lues chez Pierre Peuchmaurd se vérifiaient : « La transcendance est une qualité de l'immanence (son "relevé", peut-être), à peine cachée, en constant désir d'apparition. Elle se donne au passant. Cadeau de l'immanence au provisoire, elle se donne à qui se donne. » A portée de main, la con-naissance, à portée de tous, mais par un chemin inédit, toujours, et attentif, d'un coût exorbitant de vigilance. A portée de poing, la ré-volte, jaugée à chaque pas placé de travers dans des traces qui n'attendaient qu'un homme grégaire. 

Ce matin, c'est moi qui attends le cher corbeau ; je l'appelle. Je lui dois sans doute d'être enfin délivrée du serpent et de ma toux nocturne. J'ai mis quelque nourriture sur la margelle et mes yeux fous de le guetter sont éblouis par un soleil trop bas : le contre-jour m'empêche d'être sûre de le reconnaître, là-haut, dans les branches du noyer aussi noir que lui. Il y a encore ces notes, devant moi, de ce que je préparais hier pour le papier sur "Révolte et Tradition" qui, du coup, s'est pris de plein fouet l'apparition troublante. Ce sont des propos d'Annick de Souzenelle que j'avais relevés longtemps auparavant, où elle évoque l'actuel être humain doté, selon elle, d'un hémisphère gauche hypertrophié, sourd et aveugle à son propre mystère : « On peut alors penser que ce qui différencie cet homme du schizophrène abîmé dans son seul monde intérieur, ses ténèbres, sans pouvoir de communication avec le monde extérieur, consiste en ce qu'il reste, lui, coupé de son intériorité et investi dans le seul monde extérieur où il n'a qu'illusion de relations ; mais il a normalisé cette pathologie et en a fait la référence de santé ! » Ici j'espère, fervente, ces ténèbres ailées comme des flammes, qui ne seront ni ce qui coupe, ni ce qui abîme, mais ce qui relie à la fois au monde et au cœur de soi. Je me souviens d'en avoir appelé, dans un poème, à la Tradition, comme seule révolte qui restât. Est-elle l'unique résistance ayant assez de corps (de consistance) pour l'esprit ? 

Dominique Paul


Post scriptum 

La crainte fondamentale, qui habite l'individu révolutionnaire vis à vis de la Tradition, réside sans doute en ce que celle-ci est un retour aux sources et, en tant que tel, semble privilégier le passé sur l'avenir, donc être réactionnaire. Or c'est du devenir qu'il faut se préoccuper : ce venir d'où qui assure notre continuité, condition des lendemains qui chantent. Il n'y a pas à se méfier des sources plus que des embouchures ! Il ne faut ni boucher les fontaines, ni les vider, car sans elles ni fleuve, ni delta…Quant à ces mots aimés : révolution, révolte, subversion, on ne peut négliger ce qu'ils charrient de retour, de redites, de face cachée, de replis, toutes choses qu'il s'agit de relire, revoir, recommencer, non pas pour rabâcher, mais parce qu'il s'agit d'aimer et de caresser, donc d'abandonner ces réflexes consuméristes d'une société de la jouissance sans joie, qui court droit devant après un désir gangrené, tout en saisissant ce qui brille au passage et en recrachant salement l'indigeste par terre. A bien y regarder, cette course se pratique autour d'un cercle (circonscrivant quelle absence ?) et la manière rusée de rattraper le désir de face, afin de le prendre à bras le corps, consisterait peut-être tout simplement à se retourner et à le surprendre. Par bonheur, je ne cours guère et je mets plus de confiance en l'acte magique - qui peut n'être que ( !) Parole - que dans toutes les courses ou tous les discours, pour métamorphoser la vie. La magie ne se subit pas, elle se provoque, elle demande une grande énergie et beaucoup d'indocilité ! Marcuse en appelle aux contre-images pour remplacer les images des médias et au contre-langage désagrégeant le langage afin d'accéder à une libération « totale » ; cela suscite en moi deux mouvements, qui ne sont peut-être que les faces d'une même pièce douée de forces ensorcelantes : une pratique de la subversion des langues conventionnelles et un plongeon ardemment désiré dans l'univers des images symboliques de la Tradition qui m'ouvre, lui, le plus grand nombre qui soit de cheminements possibles et dotés de sens, parmi lesquels j'ai toute liberté de choisir pour m'entretenir avec le monde sans m'écarter de ma vie.
Regarde les lumières.

Regarde à l'intérieur des lumières…

Monte et monte

car tu possèdes une force puissante.
Tu as des ailes de vent,
de nobles ailes d'aigle…
Ne les renie pas de peur qu'elles te renient.

Recherche-les et immédiatement elles te trouveront…
(Orot Haqodèch de Baal Haorot, traduit par M.-A. Ouaknin)

vendredi 14 juin 2013

Rik Lina, Un coup de dés



" JAMAIS, quand bien même lancé dans des circonstances éternelles du fond d'un naufrage
Soit que l'Abîme blanchi, étale furieux sous une inclinaison plane désespérément
d'aile, la sienne, par avance retombée d'un mal à dresser le vol
et couvrant les jaillissements, coupant au ras les bonds très à l'intérieur
résume l'ombre enfouie dans la profondeur, par cette voile alternative
jusqu'adapter à l'envergure sa béante profondeur en tant que la coque d'un bâtiment
penché de l'un ou l'autre bord" (...)

(extrait de Un coup de dés..., de Stéphane Mallarmé)

Ody Saban



MA MYTHOLOGIE

Je crée une mythologie qui puisse exprimer des besoins actuels du point de vue de la libération humaine. Il faut recréer une mythologie. Les mouvements sociaux, dans le monde, agissent, mais ils ont peu de rapport avec l'imagination et avec un développement de la mythologie.

Par conséquent la mythologie est en général récupérée par les religions, les traditionalistes, les fascistes et la droite . Il y a, malgré tout, des exceptions. Je suis très proche des luttes des Indiens Zapatistes du sud-est Mexicain, dans leur façon d'exprimer dans un même mouvement, la poésie, la revendication sociale et leurs valeurs actuelles. 

Personnellement, particulièrement passionnée par la question des mythes, je suis même allée choisir un personnage pour moi-même.

J'ai essayé de répondre d'un point de vue tout à fait personnel à ces questions : quel est mon nom ? quel est mon pays ? quel est mon drapeau ?

J'ai répondu en choisissant le personnage de Lilith que j'ai trouvé dans le Talmud et qui est présentée comme la première femme qui existé mais qui était féminine tout en étant égale de l'homme, et qui vivait librement et qui pour cette raison aurait été supprimée par le Dieu de la Bible. Je n'ai pas suivi le Talmud à la lettre, j'ai reconstruit tout une histoire autour de ce personnage. Comme lieu, j'ai choisi un lieu d'Anatolie de la préhistoire récente pendant la révolution agricole. C'est le lieu de Chatal Hüyük. C'était une ville d'environ 7 000 personnes où on a retrouvé des fresques, des sculptures, des textiles, tout à fait étonnantes. Cette civilisation a duré pendant presque un millénaire avec une vie très raffinée, très égalitaire et qui ne connaissait pas la guerre. C'est dans ce lieu que j'ai choisi de vivre sur le plan symbolique. Je connais chacune des maisons de Chatal Hüyük où on ne rentre d'ailleurs pas par une porte, mais par le toit avec une échelle. 

Nous avons donc Lilith vivant à Chatal Hüyük, peignant, sculptant, inventant des rituelles.

Le symbole de son drapeau est très simple et je m'en suis beaucoup servi. Il s'agit simplement d'une pyramide inversée, un triangle à l'envers sur sa pointe.

Au point de vue de représentation mythique, j'ai peint des tableaux plus souterrains, plus difficiles à décrypter et d'autres sont d'une actualité brûlante. Par exemple, le mythe vivant des Indiennes et des Indiens Zapatistes ou celui des femmes qui poursuivent leur lutte de libération malgré les dictatures patriarcales et religieuses.

Ody Saban

(source:  http://odysaban.free.fr/TextesDOdySaban%5B1%5D.htm)